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1. Une communication massive,
réel engagement ou besoin de visibilité ?
Durant la crise, la Chine et l'Italie sont les pays les plus touchés par le Covid-19 mais représentent également les principaux lieux d'installation des usines de productions de nombreux acteurs du luxe. La mise en quarantaine de ces deux pays en mars et avril 2020 est donc à l'origine du ralentissement de la production, ayant un impact direct sur les campagnes et les démarches de communication externe des Maisons. L’industrie devait-elle alors renoncer - par décence ou prudence - à la totalité de ses moyens de promotion tout en prenant le risque de fragiliser l’écosystème des médias et de la communication ?
En pleine pandémie mondiale, et face aux préoccupations de chacun, de nouvelles formes de communication dites «sociales» se répandent à travers les réseaux sociaux. De fait, les marques ont su faire preuve dans leur grande majorité, d’un élan de solidarité remarquable et inédit de par sa réactivité. Impactées par la crise, les grandes Maisons de luxe ont tenu un discours clair de préservation des emplois et des salaires bien qu'elles baissent leurs dividendes et diminuent la rémunération de leurs dirigeants (Bernard Arnaud, PDG de LVMH renonce à 2 mois de salaire). Comme nous l'avons évoqué dans la partie précédente, certains groupes, comme Chanel et Hermès, puis LVMH et Kering, ont pris la décision de refuser les aides proposées par l’État. Face à une pénurie mondiale de matériel médical, Kering, Chanel, Dior, Louis Vuitton fabriquent des masques et des blouses pour les acteurs du terrain. LVMH, L'Oréal, ou encore Hermès adoptent les BPF (bonnes pratiques de fabrication des laboratoires pharmaceutiques) pour soutenir l'effort de guerre afin de contrôler la pandémie. Des enseignes mettent à disposition leurs infrastructures pour réorienter les chaînes de production en préparant et livrant en quantité industrielle (50 000 litres hebdomadaire) du gel désinfectant gratuitement aux hôpitaux.
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Autant d'opérations qui ont ému les internautes, en témoigne une publication du géant français LVMH:
recueillant 35k de likes
contre 4k lors d'un post ordinaire
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D'autres encore, apportent un soutien financier massif aux établissements de santé, avec notamment Hermès qui annonce un don de 20 millions d'euros pour la fondation de l’AP-HP (Assistance Publique - Hôpitaux de Paris). Moncler, avec un don de 10 millions d'euros, a également pris l'initiative de participer à la construction d'un hôpital en Lombardie (une des régions les plus touchées du pays). Même phénomène que pour le groupe LVMH, l'entreprise italienne obtient plus de 60K likes contre 20k en moyenne lors de ses publications “classiques”.
Bulgari intensifie son soutien auprès des autorités italiennes et relaie sur l'ensemble des plateformes avoir réalisé un don à l'Institut national sur les maladies infectieuses Lazzaro Spallanzani pour lutter contre le coronavirus.
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Le groupe de cosmétiques, Estée Lauder, s'engage sur Instagram à faire bénéficier l’organisation Médecin Sans Frontière de 2 millions d'euros et à fournir 2 millions de masques chirurgicaux destinés au personnel soignant. Dans la même lignée, Gucci, marque phare du groupe Kering a également rapporté un don de 3 millions de masques pour le territoire français et communique massivement sur les réseaux sociaux concernant les mesures de sécurité afin de prévenir la propagation du Covid-19.
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C’est donc aux côtés du personnel médical que de nouveaux héros sont révélés pour lutter contre le virus. Le concept de «marques soignantes» permet, dès lors, de préciser ou de faire rayonner la raison d'être des Maisons au sein d'une société en pleine résilience.
Durant cette période où le marketing doit être plus responsable que jamais, être porteur de sens et évaluer l’impact sociétal, la communication sera un outil clé pour développer une image de marque positive. D'autant plus, sachant que près de 70% des individus sont méfiants vis à vis des messages des marques et que 50% d'entre eux se souviendront du comportement des entreprise face à la crise pour orienter leurs futures décisions d’achats.
La gestion d'une marque nécessite dès lors une définition stratégique de son identité. C’est en 1992 que Jean‑Noël Kapferer a proposé un modèle à 6 composantes : le physique (comprenant la valeur tangible comme le produit, le logo, etc.) ; la personnalité de la marque ; la culture (représentée par le système de valeurs qui guide les actions de la marque) ; le reflet (qui renvoie à l’image extérieure de la marque sur laquelle le client peut s’identifier) ; la relation (entretenue avec ses clients) ; et enfin, la mentalisation (qui s’apparentent aux aspirations des clients).
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C’est donc au travers des expériences, des rencontres et des échanges avec le client mais également grâce aux produits ou à sa communication que l’image de marque se construit. Quand les stratégies sont bien définies, l’image correspond alors à l’identité de la marque que le client gardera en mémoire au fils des années. Un des points essentiels de ce processus réside dans la relation établie entre les deux parties qui doit être entretenue pour perdurer dans le temps. L’attachement à la marque permettra par ailleurs, d’évaluer la solidité de la relation et de prédire les comportements des consommateurs, en particulier sa fidélité.
«Nous allons continuer de partager le rêve d’évasion de Saint Laurent. Nous traversons tout cela ensemble», explique la marque sur Instagram. Dans ces tristes circonstances, les réseaux sociaux, propices à la création artistique ont permis de continuer à faire vivre l'expérience multisensorielle du luxe au travers d’une profusion de productions artistiques, musicales et visuelles. Par ailleurs, l'histoire évoque que la culture artistique qui a accompagné les périodes difficiles comme l’après-guerre favoriserait le bien-être. C’est donc durant cette période anxiogène que l’art-thérapie (technique de soins thérapeutiques de pathologies variées, allant de la douleur au stress post-traumatique) a pris tout son sens.
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Séance individuelle d'art thérapie avec cécile Orsoni art-thérapeute
Pour Yann Rivoallan, consultant au service des marques de mode, «tout ce qui est transactionnel, promotions, il faut oublier ! Ce que nous conseillons aux marques, c’est d’adopter les valeurs de la solidarité et de l’entraide, de rentrer dans le quotidien des gens, et les inciter à créer eux-mêmes du partage. Tout cela permet à une marque de garder un pied dans la réalité et de faire vivre sa communauté sans chercher à vendre.»
Dans ce sens, les enseignes ont répondu à l’appel des citoyens en s’impliquant davantage dans leur vie quotidienne et dans la résolution des grandes problématiques sociétales, environnementales et de sanitaires. La célèbre Maison Chanel par exemple, a fait preuve de plus de discrétion vis à vis de son engagement auprès des structures hospitalières durant cette crise.
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“BY THE WINDOW. From our house to yours, CHANEL wishes to express its solidarity with everyone staying at home or affected by the Covid-19 pandemic...”
Et bien qu’elle ait décidé de ne pas recourir au chômage partiel, l’entreprise a cessé toute activité de ventes en ligne privilégiant la relation client d'excellence en magasin. Désireuse de renforcer ses liens avec sa communauté, la grande marque de couture française offre un aspect divertissant à la vie de confiné. Sa page Instagram propose différents ateliers créatifs ou encore une performance exclusive de la chanteuse Belge.
Cette technique nommée «l’art infusion effect» apporte non seulement une expérience aux clients mais développe également l’attachement à la marque, lui permettant de renforcer son influence positive au travers des différentes manifestations proposées (communication, visite de sites virtuels, promotion d’un produit, conseils, etc.). Un exercice délicat avec pour principal risque, le sentiment d'opportunisme et de manipulation de l’opinion.
En effet, la mise en avant de produits «idéaux» pour le confinement ou au contraire, qui détonnent avec la possibilité de sortir : «Ce soin, puissant allié pour réparer et prévenir les effets de la lumière bleue des écrans », «La sneaker : sans aucun doute, l'alliée indispensable de votre garde-robe, à porter au gré de vos envies». Autant de stratégies e-mailing qui ont suscité de vives critiques de la part des internautes. Au premiers abords très concrète, factuelle et positive, la communication des Maisons s'est davantage tournée par la suite vers une dimension plus commerciale, en délaissant le marketing du luxe au détriment du marketing des objets courants. Et pour cause, la tentation mercantile des commerçants touchés par la crise n’est jamais loin !
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«Comme toutes les crises, celle-ci faire ressortir le pire et le meilleur», explique Florian Silnicki, directeur de LaFrenchCom, cabinet spécialisé dans la communication de crise. Si certaines marques ont tenté d'instrumentaliser la crise du Covid-19, il en ressort que l’opportunisme ne génère aucun lien avec le consommateur. Des polémiques se sont d'ailleurs déjà invitées dans la gestion de crise de certaines grandes enseignes. La newsletter de Louis Vuitton «Connaissez-vous la multi pochette ? Accessoire tant convoité enfin disponible !», à nouveau disponible après épuisement des stocks nous servira d‘étude. En automne dernier, la marque avait dévoilé une de ses nouvelles créations : le dernier it-bag baptisé LV Pont 9. Sitôt sortie, sitôt populaire ! Dans les boutiques, les livraisons se faisaient au compte-goutte, les listes d'attentes s'allongeaient, entraînant une rupture de stock mondiale. D’après Jean Noël Kapferer, c’est bien l’exclusivité voire l’inaccessibilité qui caractérise et valorise le luxe par sa rareté. Et si après avoir connu un épuisement des stocks, la multi pochette a fait son grand retour une fois le déconfinement annoncé, cette technique de vente s'écarte bien des grandes principes établis par l’industrie du luxe et tend à la banalisation. Alors que la priorité de la grande majorité des entreprises est actuellement d'écouler les stocks à court terme, de grandes Maisons comme Louis Vuitton misent sur la fabrication en grande série pour ne pas dire la «production de masse» des modèles qui ont suscité un vif engouement durant la collection précédente. Une stratégie osée pour l’industrie qui, tout en quittant son propre univers, privilégie la croissance continue.
Le logo LVMH apposé sur les flacons de gel désinfectant ainsi que les boutons pressoir griffé du monogramme de Dior ont également suscité de nombreux débats quant à la sincérité de l'engagement de l'industrie. Sur la plateforme Twitter, un pharmacien, en extase, publia une photo du produit. Le post suscite des milliers de réactions, et notamment la réponse ironique d’un internaute.
L’engagement pourrait donc être une nouvelle stratégie marketing en temps de crise et Bernard Arnault ne s’en était pas caché durant le mois de janvier : «C'est une nouvelle valeur fondamentale aussi bien pour nos jeunes clients, qui cherchent un produit qui a du sens, que pour nos jeunes recrues. La responsabilité sociale, aujourd'hui sujet brûlant pourrait contribuer activement au processus du développement de l'image et à la réputation des marques». Et pourquoi s'en priver ? «Grâce à l’efficacité de son réseau mondial», le directeur de LVMH aura su dégoter 40 millions de masques en Chine dont il financera les dix premiers, soit 5 millions d’euros.
Le leitmotiv «Solve don’t Sell», s'inscrirait alors dans une nouvelle logique de «call to action» des individus qui plébiscitent l’émergence de marques soignantes. En participant activement à la résolution de la crise et en assurant la sécurité des consommateurs, des employés, des fournisseurs, et de la société, les marques de luxe verront non seulement leur capital confiance mais également leur leadership renforcés et pourront attendre un impact positif sur leurs activités une fois la crise terminée.